mercredi, juin 08, 2005

La réussite de ceux qui échouent

C’est André Laugier qui m’a donné l’idée de cette note : tu devrais, me dit-il, écrire un article sur tous ces gens qui ont échoué et ont malgré tout des promotions. Il faisait naturellement allusion à notre nouveau premier ministre dont personne n’a oublié le rôle dans la dissolution de 1997. Mais très vite notre conversation s’est orientée vers d’autres exemples du même phénomène : Jean-Claude Trichet que le scandale du Crédit Lyonnais n’a pas empêché de devenir Président de la BCE, Serge Tchuruck et quelques autres moins connus que nous croisons dans nos vies professionnelles. Il est vrai que les cas ne sont pas si rares, comme si les échecs n’étaient pas, dans certains contextes au moins, un obstacle à la poursuite d’une carrière brillante. On est tenté de l’expliquer par la puissance des réseaux qui protègent leurs membres. Cela joue certainement un rôle, mais il peut y avoir d’autres facteurs. J’en vois au moins deux : le turn-over rapide des carrières et la complexité des organisations.
On reconnaît dans les entreprises les « hauts potentiels », ces jeunes cadres qui sont appelés à grimper au sommet des hiérarchies, à ce qu’ils changent rapidement de postes de travail : on les fait tourner pour les former à une grande variété de métiers, pour leur donner une vision panoramique de l’entreprise, pour les familiariser avec le changement et les habituer à se plonger rapidement dans des dossiers et domaines nouveaux (c’est une compétence dont on parle peu, elle est cependant très recherchée). Or, le changement rapide de poste a une conséquence majeure : elle interdit de juger des actions entreprises, des décisions prises tout simplement parce que celles-ci ne donnent leurs pleines conséquences (conséquences sur lesquelles il conviendrait de baser son jugement) que plusieurs mois après le départ de leur initiateur. C’est souvent le successeur qui paie les pots cassés ou tire les bénéfices des actions entreprises avant son arrivée. Deux exemples :
- dans les années 70, on a attribué au Directeur général de la RATP de l’époque le bénéfice de l’automatisation des guichets. Il se contentait, en fait, de tirer le bénéfice de la décision difficile prise par son prédécesseur de supprimer les poinçonneurs.
- Le maire actuel de Boulogne passe pour un grand aménageur et il est vrai que la ville a changé depuis que Jean-Pierre Fourcade a pris la mairie, mais les spécialistes qui connaissent le dossier assurent que toutes les décisions importantes avaient été prises par le prédécesseur de son prédécesseur, Georges Gorce.
Première hypothèse, donc : tous ces dirigeants continuent ces brillantes carrières parce qu’ils échappent aux conséquences de leurs actes et sont au sens propre irresponsables. Non pas parce qu’ils auraient un quelconque défaut de personnalité, mais parce que la carrière qui les a menés au sommet a été construite de telle manière qu’ils ne sont jamais jugés sur leurs réalisations effectives.
La complexité des organisations modernes, et c'est ma seconde hypothèse, renforce ce phénomène. Il est, lorsque l’on jette une vue rétrospective sur l’activité des dirigeants souvent très difficile de dire ce qu’ils ont fait, quelles décisions ils ont prises qui ont vraiment changé les choses. Je me souviens d'avoir, à l’occasion d’un travail sur l’histoire des NMPP (que l’on peut trouver sur mon site) demandé aux cadres de cette entreprise de tirer le bilan de leurs différentes directeurs généraux, de me dire en quoi ils avaient vraiement été importants pour l'entreprise. Il leur fallait beaucoup de temps pour trouver une réponse et ils ne trouvaient en général que peu de choses : une décision en dix ou quinze ans à la tête de l'organisation. Ce qui n’est, au fond, pas tellement surprenant : beaucoup d’entreprises (surtout les entreprises bureaucratiques) fonctionnent grâce à leur management intermédiaire qui s’assure que les procédures et les routines sont bien respectées. Mais cela signifie aussi que les réussites ou les échecs ne sont pas (au moins dans ces entreprises de type bureaucratique) forcément de la responsabilité de tel ou tel dirigeant. Je sens bien, en disant cela, combien on peut m’opposer de contre-exemples et de contre-arguments. Et cependant qui, connaissant la complexité des procédures de prise de décision dans les grandes organisations, peut croire que les dirigeants font tant de différence que cela ?
De là à dire que nommer des gens qui ont échoué n’a aucune importance puisque de toutes manières cela ne change rien, il y a un pas que… je ne franchirai pas mais c'est, on l'a deviné, à contre-coeur.

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