samedi, avril 22, 2006

Intellectuel de haut vol ou… vieux con?

La lecture du blog que partagent Posner et Becker, deux des intellectuels les plus en vue aux Etats-Unis (le second a été Prix Nobel d'économie, le premier est l'un des théoriciens de l'application du raisonnement économique dans le droit) laisse souvent réveur. Leurs analyses des manifestations contre le CPE en témoignent une nouvelle fois, comme dans cet extrait d'une intervention de Richard Posner où l'on apprend que nous sommes particullièrement xénophobes parce que si je comprends bien nous sommes attentiifs à préserver notre indépendance et notre langue : "They (les français) are unusually xenophobic, as indicated by their efforts to prevent the incorporation of English words into the French language, their resistance to foreign acquisition of French companies, and their emphatically independent line (going back to De Gaulle) in foreign relations and military matters." Comme toujours dans ces interventions, vient le moment où les auteurs se demandent comme une société aussi bizarre peut avoir d'aussi bons résultats, être aussi riche que l'Allemagne, avoir une espérance de vie supérieure à celle de bien d'autres pays (à commencer par les Etats-Unis) et offrir tant de vacances à ses travailleurs. La raison (assez banale, vue de ce coté-ci) viendrait d'une très forte productivité (mais pourquoi, d'où vient-elle? on ne nous le dit pas). Je passe sur le reste du papier et ses digressions sur les difficultés de Rumsfled pour en venir à la conclusion qui ferait sourire si elle n'était le fait de l'un des intellectuels américains les plus en vue : "The dramatic though not complete changes in the German and Japanese national cultures that occurred in the wake of World War II were facilitated by the fact that in each case the war had smashed much of the existing national culture as well as demonstrated its dysfunctional character. That has yet to happen in France." En d'autres mots : c'est une bonne guerre qu'il nous faudrait! Ce qui n'est pas une remarque très nouvelle, mais qui fait tout de même un peu vieux con, non?

mercredi, avril 12, 2006

Les médias comme discipline

D'un peu partout en Europe et en Asie (Chine, notamment), mais aussi de province, me viennent des échos de gens qui hésitent à se rendre en France (annulent leur voyage ou le repoussent) du fait des manifestations contre le CPE. Une fois passé le premier sourire, on peut s'interroger sur le rôle des médias. Tous ces gens (dont des journalistes) qui annulent leur voyage se décident au vu de ces gestes de violence que leur montre la télévision, comme ceux de ce jeune homme qui s'acharne à coups de pieds sur une personne à terre (un photographe, semble-t-il, dont on n'a pas depuis entendu parler).
Ces images donnent, nous sommes bien placés pour le savoir, une image déformée de ce qui s'est passé à Paris. Reste que le décalage entre les réactions (ne pas venir à Paris de crainte des violences) et la réalité (pas grand chose) met en évidence la puissance de la télévision : elle donne du sens aux événements. Et ce sens n'est pas sans effet sur les acteurs. Si la télévision montre la violence, monte en épingle la violence, ceux qui n'ont aucune intention violente (soit la quasi totalité) se trouvent dans l'obligation de lutter contre des violences qui restent en tout état de cause marginales.
D'où cette thèse : la télévision (les médias en général) en montrant les événements dans ce qu'ils ont de plus spectaculaire disciplinent les manifestants, les acteurs, aussi sûrement que les CRS quoique de manière plus subtile : ils n'empêchent pas les manifestants d'être violents, ils forcent les organisateurs des manifestations à lutter de manière préventive contre ceux qui pourraient se comporter de manière violente.

vendredi, avril 07, 2006

Histoiresd'internet

Je viens de vivre une expérience sur internet que je ne prends avec le sourire que parce que j'ai appris depuis que j'utilise ces outils (et cela fait maintenant des années, puisque j'ai "découvert" internet il y a bientôt dix ans à l'occasion d'un projet de film pour Canal +) que la patience est souvent notre meilleure alliée.
Il y a quelques semaines et pour satisfaire les envies de ma dernière fille qui souhaitait accéder à internet depuis sa chambre, j'ai acheté la Livebox Pro de Wanadoo. Comme j'ai choisi une option "pro" deux techniciens (un "spécialiste" et un apprenti) sont venus l'installer. Ils y ont passé la matinée et sont partis en me disant qu'ils seraient probablement obligés de revenir. En fait, l'installation s'est mise à fonctionner dés qu'ils ont tourné le dos (ce qui me fait penser que la technologie sait parfois être moqueuse). Reste que les malheureux qui n'ont pas choisi une version "pro" et n'ont donc pas de visite de technicien doivent souffrir l'enfer.
Quelques jours plus tard, mon site disparait (et, avec lui, la principale de mes boites aux lettres). Explication : à l'occasion de l'achat de la Livebox Wanadoo a repris le nom de domaine que j'avais acheté chez Lycos.
Je téléphone chez Wanadoo (ayant une option pro, je n'ai pas eu à trop attendre et chaque fois que j'ai appelé je suis tombé sur des interlocuteurs aimables, charmants, disposés à m'aider mais pas toujours très compétents) où l'on m'explique qu'il suffit de rediriger mon site. Ce qui est tout simple, comme j'ai pu le vérifier, pour qui a un site "perso" (dont l'adresse est quelque chose comme http:perso…), mais extrêmement compliqué, voire à peu près impossible pour qui a un site avec un nom de domaine hébergé chez quelqu'un d'autre (est-ce vraiment impossible? Probablement pas, mais aucun de mes quatre ou cinq interlocuteurs n'a su m'expliquer comment faire).
Au bout de quelques heures d'expériences qui n'aboutissent à rien, je me demande s'il ne serait pas plus simple de changer d'hébergeur et de tout transporter chez Wanadoo.
"Pas de problème", me répond l'un de mes interlocuteurs. Nous avons tout ce qu'il vous faut. Et il me présente l'offre Wanadoo : des capacités d'hébergement de 100 ou 150 Mo. Problème : j'ai sur mon site, déjà plus de 1600 Mo et il est probable que je vais rapidement atteindre les 2000 Mo. Plusieurs interlocuteurs plus tard, on m'oriente vers Oléane, la filiale de France Telecom qui s'occupe de l'hébergement. Là non plus, aucun problème. On peut me fournir ce que je souhaite. Il suffit de payer 125€ par mois (à titre de comparaison, je paie 19€ HT chez Lycos!). Je décide donc de rester chez Lycos. Je choisis de résilier l'option nom de domaine chez wanadoo (je devrais dire chez Le relaisnet, société qui gère pour le compte de Wanadoo ce problème) et je me retrouve vers Nordest, autre entreprise (filiale de France Telecom?) qui gère les noms de domaines. On m'explique comment faire. Cela parait simple, mais ce ne l'est pas tellement dans mon cas (inutile d'entrer dans le détail, il suffit de savoir que l'informatique a plus d'un tour dans son sac quand il s'agit de rendre fou).
Quelques heures plus tard, la résiliation prend effet. Mais lorsque je consulte mon site, je trouve toujours page blanche.
Je décide alors de m'adresser à Lycos. Je leur envoie d'abord un mail auquel ils me répondent très rapidement qu'ils sont désolés de ne pas pouvoir me répondre, mais que dès qu'ils auront le temps…(sic!).
A force de chercher sur leur site, je trouve un numéro de téléphone qui ne répond pas rapidement (on n'est pas chez Wanadoo). Après quatre heures d'essais infructueux, je tombe sur un jeune homme charmant, serviable, qui m'explique qu'il est installé en Allemagne, qu'ils sont deux à répondre aux clients français (ce qui explique les quatre heures d'attente), qu'il n'a jamais rencontré un cas comme le mien et qu'il ne peut donc pas le résoudre, mais qu'il va le soumettre au service technique. Ce qu'il fait (je recevrai un peu plus tard un mail de ce même service technique me donnant des indications sur la marche à suivre).
Reprenant toute la démarche depuis le début, je décide de reourner vers le prestataire qui gère dorénavant mon nom de domaine (le mystérieux Nordest). Je vérifie et il apparait qu'il n'a pas (ou que je n'ai pas) effectué correctement les redirections (problème de DNS pour les techniciens) que je lui avais adressé la veille. Je corrige donc. Et je reçois en récompense un mail me disant qu'on a pris bonne note de ma demande et que cela peut prendre quatre jours avant qu'elle aboutisse effectivement.
Quelques heures plus tard, la connexion est rétablie.
De cette histoire qui a mis à terre mon site pendant quatre jours, je retiendrai trois enseignements :
- que le sujet est si compliqué qu'on a vraiment besoin d'interlocuteurs humains. Même pas très compétents, ils rassurent, donnent des pistes, forcent à s'expliquer…
- que France Télécom n'a décidément rien compris au film (proposer à des clients "pro" des capacités d'hébergement aussi faibles est tout simplement ridicule, les prix pratiqués par Oléane n'ont pas de sens),
- que dans un marché ouvert où tout est fait pour que les gens changent rapidement de fournisseur, il serait temps que les acteurs se mettent d'accord sur des procédures simples de transfert, d'échange et de communication. Simples et… gratuites (je ne dis cela que parce que Lycos annonce fièrement dans sa documentation que les clients qui l'abandonnent peuvent partir sans rien avoir à payer, ce qui fait penser que ce n'est pas le cas partout.

Un petit air de Fernadel

C'est un dessin humoristique paru ces jours-ci dans le New-York Herald Tribune qui moque Berlusconi et ses télévisions. Amusant, sans plus, sinon que pour nous, Français, ce Berlusconi a dans le sourire quelque chose d'inattendu : une lointaine (pas si lointaine, d'ailleurs) ressemblance avec Fernandel. Comme ce comédien ne doit pas être très connu en dehors de nos frontières. Je ne suis même pas sûr qu'il le soit tant que cela chez les plus jeunes de chez nous, il faut qu'il ait su se donner un air qui signifie le béat bien au delà de nos cultures…

mardi, avril 04, 2006

CPE : pourquoi tant de manifestants?

Mon site principal est en maintenance pendant deux jours, ce qui le rend inaccessible. J'ai donc décidé de mettre sur mon blog dans l'attente le texte de la chronique de ce 4 avril sur Aligre FM. Elle traite du CPE et des manifestations. On peut l'écouter en cliquant sur le titre.


Bonjour, nous allons une nouvelle fois revenir sur le CPE, mais cette fois-ci vous souhaiter nous parler des manifestations et de leur succès…
On verra si les manifestations d’aujourd’hui ont autant de succès que celles de la semaine dernière, mais je voudrais essayer de comprendre pourquoi le CPE a suscité une telle levée de bouclier, pourquoi une nouvelle fois, le pays s’est dressé, est descendu massivement dans la rue et a manifesté avec autant de force son opposition…

C’est sans doute que le CPE inquiétait beaucoup de monde…
Le gouvernement a effectivement réussi à réunir syndicalistes, parents et jeunes, lycéens et étudiants dans le même refus de ce nouveau contrat de travail. Mais si tous se sont retrouvés, tous n’avaient pas forcément les mêmes motifs de manifester et c’est un peu cela que je veux ce matin décortiquer.

Pour les syndicats, c’est assez simple : ils étaient furieux de ne pas avoir été invités à négocier…
C’est effectivement ce qui explique que l’on ait trouvé coude à coude les syndicats les plus modérés, ceux qui ont signé les accords sur les retraites ou l’assurance maladie, et les plus radicaux. Il faut dire qu’en allant directement au vote par le Parlement sans passer par la case négociation le gouvernement a tout simplement rayé d’un trait de plume la raison d’être du syndicalisme. Si les questions liées au droit du travail sont traitées directement par le Parlement sans discussions avec les organisations syndicales, le syndicalisme devient inutile surtout lorsqu’il est comme chez nous sans troupes. C’était, de la part du gouvernement, une formidable maladresse. Une maladresse d’autant plus grande que le gouvernement précédent, celui de Jean-Pierre Raffarrin avait fait voter un texte qui visait à renforcer la négociation entre partenaires sociaux.
Mais ce sont les motivations des parents et des lycéens qui méritent le plus l’attention.

Pour ce qui est des parents, c’est tout simplement l’inquiétude pour leurs enfants qui les a fait descendre dans la rue…
Sans doute, mais cette inquiétude n’est pas nouvelle. Si les parents sont descendus cette fois-ci si nombreux dans la rue, c’est qu’ils ont découvert que toutes les stratégies qu’ils avaient pu imaginer pour aider leurs enfants à entrer sur le marché du travail étaient inefficaces. Même les enfants qui suivent les conseils qu’on leur donne rencontrent des difficultés…
Vous pensez à la difficulté de trouver un emploi avec un diplôme de l’enseignement supérieur.
Bien sûr. On nous a pendant des années dit qu’il fallait poursuivre ses études, obtenir un bac + 4 ou + 5 pour trouver plus facilement un emploi, or on découvre que ce n’est pas si simple. Les diplômes n’ouvrent pas la porte à l’emploi. Bien au contraire, on a souvent le sentiment que l’enseignement supérieur est utilisé pour masquer le chômage des jeunes. Tant qu’ils sont inscrits à l’université, les étudiants ne sont pas à l’ANPE…

On dit beaucoup que l’enseignement supérieur n’est pas assez proche du monde du travail, qu’il y prépare mal…
On a longtemps cru qu’il suffisait de suivre des formations spécialisées plus proches des attentes des entreprises pour trouver plus facilement un emploi. Or, il apparaît que cela ne marche pas ainsi. Les universités, l’enseignement supérieur privé ont multiplié les formations de type professionnel: DESS, masters… Bien loin de donner des emplois aux jeunes qui en sortent, ces formations sont devenues des fournisseurs de stagiaires à des entreprises qui ne recrutent pas plus. Il y a une véritable dérive qui bien loin de faciliter l’entrée sur le marché du travail la rend plus difficile : on pensait devenir journaliste, on fait des stages pas rémunérés ou mal rémunérés dans des journaux et on découvre, lorsque l’on a son diplôme en main que plus personne n’est là pour vous recruter, sinon avec des emplois précaires.

D’où des frustrations…
Mais oui. Et le mécanisme est très simple. Les établissements d’enseignement supérieur, publics et privés, sont en concurrence les uns avec les autres pour attirer les étudiants. Ils leur proposent des formations séduisantes qui mènent à des métiers qui ont une bonne image. Et comme tout le monde se dit : j’ai plus de chances de trouver un emploi avec un complément de formation professionnelle, ces établissements remplissent leurs classes et, comme ils sont nombreux, ils produisent trop de candidats pour des postes rares. Je parlais à l’instant du journalisme, on sait qu’il y a de nombreuses écoles qui forment des apprentis journalistes, elles en forment beaucoup plus que n’en recrutent effectivement les journaux. On pourrait donner d’autres exemples. Une rapide recherche sur internet m’a permis de compter 7 formations au marketing de luxe destinées à des gens qui ont un bac + 4 ou +5. Et il y en a sans doute plus.

Qui sont souvent payantes…
Payantes et coûteuses : cela descend rarement en dessous de 6000€. Or, croyez-vous que les entreprises de luxe recrutent autant de spécialistes du marketing qu’en forment ces écoles? J’en doute d’autant plus que leurs DRH ont en général le choix entre de jeunes diplômés d’une bonne école de commerce qui apprendront vite les quelques astuces du métier et des gens qui ont ajouté à un bac+5 médiocre quelques mois d’une spécialisation qui ne correspond pas forcément à leurs besoins.
Vous êtes en train de nous dire que l’allongement des études n’est pas toujours une bonne chose…
Les parents qui ont financé cet allongement des études découvrent que cela n’est pas utile. Que les entreprises qui passent leur vie à demander à l’enseignement supérieur de faire des efforts, bien loin de jouer le jeu, ont profité de la multiplication des stages, des formations en alternance… pour se constituer une main d’oeuvre gratuite ou quasiment gratuite qui fait directement concurrence aux jeunes diplômés. Pourquoi recruter quelqu’un en CDI quand on peut avoir un stagiaire qui possède à peu près les mêmes compétences et qui coûte beaucoup moins cher?

Les entreprises sont donc responsables?
Elles profitent d’un système pervers dans lequel elles n’ont, paradoxalement, pas leur mot à dire. Si on leur demandait de contribuer au financement de ces formations, ce qui serait après tout normal, il est probable qu’elles seraient plus rigoureuses tant sur les contenus que sur le nombre de places ouvertes. Il y aurait corrélation entre l’offre de diplômés et la demande. Mais ce n’est pas le cas. D’où ces frustrations de jeunes gens qui trouvent des emplois qui ne correspondent pas aux formations qu’ils ont suivies.

S’il y avait des parents dans ces manifestations, il y avait surtout des étudiants et des lycéens, ce qui a surpris tous ceux qui pensaient que le CPE était surtout destiné aux jeunes sans qualifications?
C’est effectivement un argument qu’ont beaucoup utilisé les avocats du gouvernement, mais qui montre surtout qu’ils n’ont pas compris ce que le CPE pouvait avoir d’inquiétant pour des jeunes qui souhaitent entrer sur le marché du travail.
Inquiétant parce que l’on pouvait être licencié sans motivation…
Ce n’est pas le licenciement qui fait problème. On peut aussi bien l’être avec un CDI. C’est le mépris affiché à l’égard de la jeunesse. Le CPE prévoyait une période de deux ans pendant laquelle on pouvait licencier sans motivation, ce qui en pratique veut dire que le salarié pendant ces deux ans ne pouvait aller devant le juge, pour contester son licenciement. Le CPE, c’était refuser aux jeunes la protection du juge en cas de conflit, c’était leur dénier le statut de sujet de droit. C’était en faire des citoyens de seconde zone, qui n’ont pas les mêmes droits que les autres. C’était créer une de ces injustices, une de ces atteintes à la dignité de la personne qui poussent à la protestation, à la révolte. Il faut là-dessus relire ce qu’en dit Emmanuel Renault dans un petit livre sur le mépris publié il a quelques années.

Mais vous nous disiez, c’était, je crois il y a quinze jours que le CPE n’interdisait pas le recours à la justice. Il y a d’ailleurs eu des affaires portées aux prud’hommes à propos du CNE…
C’est vrai et c’est d’ailleurs ce qu’a réaffirmé le conseil constitutionnel, mais ce n’est pas le sens du texte qui visait bien à bloquer l’intervention du juge dans les relations de travail. C’est ce que voulait explicitement dire l’absence de motivation.
Il faut ajouter que ce sentiment d’injustice était redoublé d’un sentiment de ne pas être reconnus à leur juste valeur.

Vous faites allusion à ces formations professionnelles qu’ils ont suivies?
Mais bien sûr. On a dit à des étudiants qui suivent des formations professionnelles, qui connaissent bien le monde du travail grâce aux stages qu’ils y ont fait, que tout cela ne sert à rien, que les entreprises ont besoin de deux ans pour les former, les évaluer, prendre une décision… Comment n’auraient-ils pas eu le sentiment qu’on ne les reconnaissait pas à leur juste valeur.
Non seulement, on ne leur reconnaît pas le statut de sujet de droit susceptible d’aller devant le juge en cas de conflit mais, en plus, on leur disait que tous les efforts faits pour se former, pour acquérir les compétences dont les entreprises ont, leur dit-on, besoin ne valaient rien, qu’il fallait tout recommence à zéro. Il y avait de quoi se révolter.

Parce qu’ils avaient le sentiment de ne pas être respectés pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils valent…
Vous avez raison d’utiliser le mot respect. Les manifestations anti-CPE n’ont pas grand chose avec le mouvement des banlieues de novembre, sinon sur ce point : les uns comme les autres ont le sentiment qu’on leur manque de respect. Et on sait tous que cela met en colère et suscite la révolte. Tout simplement parce que colère et révolte sont des manières de reconquérir l’estime de soi que l’on a perdue, que l’on vous a fait perdre en ne vous reconnaissant pas comme un sujet de droit disposant de compétences et de capacités.
Cette révolte contre cette double injustice aurait pu rester confinée chez les jeunes, or elle a trouvé un écho chez les syndicats et chez les parents, c’est-à-dire chez tous ceux qui disposent d’un CDI et qui n’étaient pas directement visés…

C’est qu’ils craignent d’être les prochaines victimes de ces réformes…
Bien sûr. Et à juste titre puisque les quelques protections dont bénéficient les salariés en CDI sont bien en point de mire. Le MEDEF ne s’en est jamais caché.
Cette solidarité est d’autant plus remarquable qu’on a beaucoup utilisé les difficultés des uns pour réduire les avantages des autres. Il y a quelques années, Denis Olivennes avait publié une note qui expliquait en substance que la société française avait fait le choix du chômage, qu’elle avait choisi de protéger ceux qui avaient un emploi au risque de laisser sur le coté de la route ceux qui n’en avaient pas, les jeunes, les chômeurs2. Pour parler comme les économistes, les insiders bloqueraient le chemin aux outsiders. Or, bien loin de s’opposer, les uns et les autres se sont réunis contre le gouvernement mais contre aussi les entreprises qui usent et abusent de la situation, car, il ne faut pas se faire d’illusions, derrière la critique du gouvernement, il y a celles des entreprises qui jouent de tous ces contrats pour réduire le coût du travail.

Est-ce que le recul du gouvernement peut faire tomber cette colère et cette révolte?
On verra bien, mais on peut dores et déjà dénombrer les victimes de cette affaire. Au delà des individus, et je pense naturellement à Dominique de Villepin que l’on dit jusque dans les rangs de l’UMP carbonisé, cette affaire aura mis à mal un système institutionnel qui rend fous nos hommes politiques. On a vu une nouvelle fois comment leurs ambitions présidentielles peuvent les conduire à faire n’importe quoi. Y aurait-il eu un CPE, le premier ministre aurait-il été aussi inflexible s’il n’avait voulu s’afficher comme plus efficace que Nicolas Sarkozy? De quelque manière que s’achève cet épisode, l’une des conclusions que l’on peut en tirer est qu’il faut revoir notre système institutionnel.

Le spectacle que donne la gauche n’est pas beaucoup plus réjouissant…
C’est vrai. Du moins est-elle dans l’opposition, ce qui évite aux candidats à l’investiture de prendre le pays en otage de leurs ambitions.
Cet épisode aura également signé le glas d’une idée qui traînait depuis des années dans les manuels d’économie politique : celle selon laquelle les entreprises ne recrutent pas parce qu’elles ne peuvent pas licencier. Toutes les études qui ont été réalisées sur le sujet, nous en parlions la semaine dernière, montrent que la solution n’est pas là. C’est important dans la mesure où vont probablement s’ouvrir dans les jours qui viennent des négociations sur l’emploi des jeunes.
Cette contestation aura également mis en évidence les effets pervers de tous ces contrats que l’on a multipliés ces dernières années.
Mais on peut également craindre que le respect de la loi ne sorte victime de cette affaire. On peut sourire de l’imbroglio qu’a créé Jacques Chirac en promulguant une loi dont il nous dit qu’il ne faut surtout pas l’appliquer. Mais c’est l’inquiétude qui devrait, je crois, prévaloir. Pour sauver un Premier ministre qu’il n’a d’ailleurs pas sauvé, sinon en apparence, il a pris un risque considérable que nous ne mesurons pas encore tout à fait. C’est la loi, son autorité qu’il a mises en cause. On nous a expliqué pendant plusieurs jours qu’il n’était pas questions de revenir sur ce que le Parlement avait voté, que force devait rester à la loi, et voilà que celui qui est chargé de la promulguer nous explique qu’il ne faut surtout pas l’appliquer. Tout ce que la France compte de philosophes du droit doit s’arracher les cheveux.

Revenons au CPE. Tout le monde a le sentiment qu’il est condamné, que l’on va vers une renégociation sur l’emploi des jeunes. Que peut-on en attendre?
Pour qu’elle soit utile, il faudrait qu’elle réunisse tous les acteurs, les entreprises, les salariés et les représentants des jeunes qui ne sont pas tous étudiants. Il faudrait également qu’elle aborde l’ensemble de la problématique et je pense notamment à tout ce qui concerne les stages et les formations à visée professionnelle, je pense également à tout ce qui touche à ces contrats atypiques qui encombrent le droit du travail et qu’il faudrait supprimer pour revenir à un contrat de travail unique basé sur un CDI aménagé. Peut-on faire cela en quelques semaines? J’en doute. D’autant plus que ce n’est pas le chemin que semblent avoir choisi les responsables politiques appelés à discuter de cette question.

samedi, avril 01, 2006

L'emploi et le juge

Après quelques autres, Jean Tirole demande à la fin de sa chronique de l'Expansion que l'on agisse pour limiter l'intervention des juges dans les licenciements. C'était un peu l'esprit du CPE, mais présenté de manière tellement maladroite et discriminatoire que personne n'a compris de quoi il retournait (allonger la période d'essai pendant laquelle on peut se séparer d'un salarié sans motiver sa décision revient, en fait, à enlever à celui-ci la possibilité de contester la décision au tribunal). Comme je le disais dans un précédent post, le recours au juge est certainement une gêne pour les employeurs (les petits, surtout) qui n'ont ni le temps ni les compétences ni les ressources pour construire des dossiers. Mais peut-être conviendrait-il de s'interroger sur les motifs de ces recours si fréquents au juge.
J'en vois deux :
- la situation sur le marché du travail qui limite les départs volontaires qui sont, on l'oublie trop, un moyen naturel de régulation des situations tendues (l'exit plutôt que la prise de parole de Hirschman) : du fait du chômage massif, les salariés sont condamnés à se battre jusqu'à la dernière extrémité pour conserver leur emploi,
- la faiblesse des organisations syndicales qui se révèle particulièrement contre-productive : à défaut de pouvoir mener des actions collectives, elles mulitiplient les actions individuelles et délèguent au Parlement le soin de créer des textes qui leur facilitent le travail (le développement des affaires concernant le harcèlement moral est, de ce point de vue, significatif).
L'Etat a mieux à faire que de combattre les OPA

Chirac, embrouille ou confusion mentale?

A l'écoute du Président hier soir, je ne sais s'il faut conclure à l'embrouille (maladroite) ou, plus simplement à la confusion mentale. Que nous a-t-il dit, en effet?
1) qu'il promulgait le texte qui instaure le CPE (geste d'autorité dans la ligne de ce que souhaitait le Premier Ministre),
2) qu'il demandait au Parlement de préparer un nouveau texte qui vide le CPE de l'essentiel de ses dispositions (la période d'essai de deux ans, l'absence de motivation conçue pour éviter de porter les litiges devant les tribunaux),
3) qu'il demandait au gouvernement de "prendre toutes les dispositions nécessaires pour qu'en pratique aucun contat ne puisse être signé sans intégrer pleinement l'ensemble de ces modifications." Il sagit de faire en sorte "qu'aucun CPE ne puisse être signé tant que ces modifications ne seront pas entrées en vigueur."
Cela ressemble à une reculade dans le désordre : on abandonne tout et l'on essaie de ne pas perdre la face.
Les premières réactions lycéennes et étudiantes montrent que cela ne suffira sans doute pas à calmer leur colère. Comment d'ailleurs pourrait-elle être calmée alors que rien ne montre qu'on ait au sommet de l'Etat le moins du monde compris ce que veut une société française de plus en plus divisées enttre des élites qui ne pensent qu'à s'expatrier en Belgique pour payer moins d'impôts et des salariés qui connaissent (ou craignent, mais c'est en pratique la même chose) une précarité qui n'est pas le risque de se faire licencier (cela fait partie des risques que court tout salarié) mais celui de ne pas retrouver d'emploi lorsque l'on n'en a plus.