mercredi, mars 12, 2008

Lecture : La société de défiance de Algan et Cahuc

La société de défiance, comment le modèle social français s'autodétruit de Yann Algan et Pierre Cahuc (éditions rue d'Ulm) est un petit livre qui a eu beaucoup de succès, qui a été élu par le magazine Lire meilleur essai de l'année, qui est cité par les politiques et dont la thèse centrale est appelée à devenir un des topoï du discours sur la société française : "Si rien ne va en France comme il faudrait, c'est que nous ne nous faisons pas mutuellement confiance. Ce manque de confiance vient du modèle social mis en place au lendemain de la guerre." Le succès est d'autant plus assuré que les auteurs de ce texte sont deux économistes réputés, Yann Algan et Pierre Cahuc, deux universitaires qui enseignent dans les meilleures écoles (à l'Ecole d'économie de Paris pour l'un, à l'école Polytechnique pour l'autre). Et pourtant… ce texte est loin d'être convaincant tant il repose sur des bases contestables.

Le déficit de confiance des Français est mesuré d'après les résultats de deux sondages internationaux, l'International Survey Program (ISP) et le World Values Survey (WVS), qui posent des questions sur la confiance à quelques milliers de personnes un peu partout dans le monde. De ces sources, il ressort que les Français sont plus méfiants que la plupart des habitants des pays développés : ils sont plus nombreux qu'ailleurs à penser que pour arriver au sommet, il faut être corrompu, à n'avoir aucune confiance en la justice, dans le parlement et dans les syndicats.

Mais peut-être faudrait-il avant de tirer des conclusions définitives de ces résultats s'entendre sur ce que l'on veut dire lorsque l'on parle de confiance, un mot que l'on peut traduire en anglais de deux façons, par confidence ou trust. Les sondages semblent faire plutôt allusion à la défiance à l'égard des institutions (syndicats, parlement, justice), mais il y a aussi la confiance à l'égard de ses proches, de ses voisins… Peut-être faudrait-il également s'interroger sur la pertinence de ces sondages. On peut très bien éprouver de la défiance à l'égard de certaines institutions et de la confiance à l'égard d'autres. Des questions sur la confiance à l'égard de l'école ou de la santé auraient peut-être donné des résultats différents et nuancé les conclusions.

Cette interrogation sur la pertinence de ces sondages aurait été d'autant plus justifiée que les conclusions de ces deux enquêtes sont démenties par d'autres plus "pointues" qui interrogent les citoyens sur la confiance qu'ils portent à, par exemple, internet, au commerce électronique. On découvre alors que les champions de la confiance de l'ISP et du WVS ne sont pas plus confiants que les Français, le sont même parfois moins (voir, là-dessus, OCDE, Etude exploratoire pour la mesure de la confiance dans l'environnement en ligne, décembre 2005).

Les Français ne souffriraient pas seulement d'un déficit de confiance, ils auraient également très peu d'esprit civique, beaucoup moins en tout cas que les habitants des pays nordiques et des pays anglo-saxons. Et, pour le prouver, Algan et Cahuc s'appuient sur trois séries de données :

- une expérience menée par le Reader's Digest qui "perd" un portefeuille avec 50 dollars dans plusieurs villes. Le nom et l'adresse du propriétaire sont très clairement inscrit dans le portefeuille. Les parisiens le rapportent moins souvent que la plupart des habitants des autres grandes villes (encore que leur score, 61% de portefeuilles rapportés ne soit pas scandaleux),

- une statistique sur les infractions à la circulation des personnels diplomatiques de l'ONU à New-York. Ces personnels sont dispensés de payer les amendes, mais les policiers n'en continuent pas moins de verbaliser. Les Français sont parmi les mauvais élèves,

- une enquête internationale sur la corruption selon laquelle les multinationales françaises seraient plus enclines que d'autres à pratiquer la corruption.

L'enquête sur la corruption repose sur des enquêtes d'opinion auprès de chefs d'entreprise dont la validité est très contestable. Que vaut l'opinion d'un chef d'entreprise qui n'a eu de contact avec une multinationale que par ouïe-dire? qui ne connaît ses pratiques commerciales que par la lecture de la presse?

Les deux autres sources sont plus intéressantes, mais comment ne pas leur reprocher leur fragilité? Suffit-il d'une expérience et d'une analyse des comportements de quelques diplomates pour juger des comportements civiques d'un peuple? Des données sur la fraude fiscale auraient certainement été beaucoup plus significatives.

Algan et Cahuc mettent en corrélations ces données dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles sont fragiles, et les performances économiques de la France : "les déficits de confiance et de civisme accompagnent bien les médiocres performances de l'économie française depuis (au moins deux décennies)." Sans plus de commentaires! Comme si établir une corrélation suffisait. On aurait aimé qu'ils établissent un lien de causalité, qu'ils expliquent en quoi la confiance améliore les performances économiques. Et ceci en allant au delà des considérations générales sur la fluidité du commerce qu'une plus grande confiance favorise que l'on trouve depuis toujours dans la littérature économique. On aurait aimé qu'ils nous expliquent en quoi le déficit de confiance limite les échanges et modifie les comportements des acteurs économiques. Cela aurait été d'autant plus intéressant que l'on sait que des pays à confiance élevée comme les Etats-Unis ont des pratiques contractuelles beaucoup plus rigoureuses que la France, ce qui amène au moins une question : pourquoi des Français qui ne se font pas confiance laissent-ils autant de zones d'ombre dans les contrats qu'ils passent entre eux quand les Américains qui se font tellement plus confiance prévoient tout dans le plus grand détail?

La suite est encore plus acrobatique. Les premières enquêtes internationales sur la confiance datant du début des années 80, les deux auteurs sont en peine de répondre à deux questions importantes :

- la France a-t-elle toujours souffert de ce déficit de confiance?

- Et si ce n'est pas le cas, de quand celui-ci date-t-il?

A défaut de meilleures données, ils se tournent vers une enquête américaine sur les immigrants de différentes origines. "Si l'on trouve, écrivent-ils, que les Français descendants d'immigrés arrivés au début du XXe siècle ont un niveau de confiance mutuelle plus élevé que les descendants d'immigrés provenant de pays différents à la même époque, c'est vraisemblablement parce que les Français arrivés au début du XXe siècle étaient plus confiants que ceux d'autres pays." Cette enquête pose des questions sur la confiance voisines de celles des deux enquêtes internationales et donne l'origine géographique des personnes interrogées sur plusieurs générations. Algan et Cahuc en concluent que "la confiance mutuelle était plus développée en France au début du XXe siècle." Là encore on peut s'interroger sur la méthode : y a-t-il encore aujourd'hui aux Etats-Unis beaucoup d'immigrés d'origine française dont tous les parents et grands-parents sont également d'origine française. Le mélange des populations rend difficilement tenable sur plusieurs générations leur thèse de la transmission intergénérationnelle des attitudes sociales. Or, c'est bien ce qu'ils doivent faire pour remonter au début du XXe siècle.

Quelques acrobaties plus loin, nos deux auteurs concluent que la défiance (et sans doute l'incivisme, mais ils ne le disent pas) est apparue en France au lendemain de la seconde guerre mondiale. Ce qui leur permet d'introduire leur thèse : le corporatisme et l'étatisme, en un mot le modèle social mis en place au lendemain de la seconde guerre mondiale, est à l'origine de cette défiance. Tout le reste du livre consiste montrer comment le corporatisme et l'étatisme propre à ce système social dégradent la confiance et contribuent donc aux médiocres performances de l'économie française.

La deuxième partie de l'ouvrage analyse :

- le corporatisme et l'étatisme du modèle social en s'appuyant sur la distinction de Esping-Andersen entre les modèles conservateurs (comme le modèle français), libéral (à l'anglo-saxonne) et social-démocrate,

- la peur du marché, la réglementation et la corruption,

- la défiance et le marché du travail.

On y retrouve des attaques justes, mais convenues contre la complexité des procédures pour créer une entreprise, contre les professions protégées, notamment les taxis auxquels les auteurs consacrent près de trois pages d'un opuscule qui n'en a pas 100. Ce qu'ils disent est pertinent, mais n'est-ce pas accorder trop d'importance à une petite corporation? Qui peut vraiment affirmer que les taxis, les pharmaciens ou les notaires sont caractéristiques de l'économie française? Il s'agit de traces d'une économie ancienne, corporatiste qui se délite lentement (trop lentement, sans doute) depuis des décennies. L'économie française n'est pas une économie d'offices ministériels.

Les développements sur les relations sociales sont articulés autour de deux thèmes :

- le déficit de confiance et la faiblesse de la syndicalisation,

- la faiblesse syndicale et l'intervention étatique.

Autant les analyses sur le deuxième point sont convaincantes : à défaut de négociation sociale dans les entreprises ou les branches, l'Etat intervient, légifère et augmente le salaire minimum. autant la corrélation entre faiblesse syndicale et déficit de confiance parait fragile. Il est vrai que la défiance à l'égard d'autrui ne facilite pas le développement d'activités collectives, mais comment expliquer que syndicalisme ait résisté dans certains secteurs si la défiance est la seule clef? D'autres facteurs doivent naturellement être convoqués dans l'analyse : la structure de l'économie (avec, notamment, le poids très lourd des petites entreprises dans lesquelles il n'est pas facile de se syndiquer), le développement de la précarité qui rend la syndicalisation inutile (à quoi bon adhérer à une organisation pour quelques semaines ou quelques mois seulement?), la spécialisation des organisations syndicales dans des activités de service (comités d'entreprise) et de gestion d'organismes paritaires qui leur permettent de survivre sans avoir besoin de beaucoup de militants…

Les dernières analyses portent sur le modèle danois et la flexisécurité. Les auteurs tentent de répondre à deux questions : d'où vient son succès et a-t-il des chances, s'il est importé en France, de rencontrer autant de succès. Leur réponse : ce système fonctionne parce que les Danois ont un sens civique développé, comme le montrent le nombre de ceux qui trouvent "injustifiable de réclamer indûment des aides publiques auxquelles on n'a pas droit." Il y a donc de bonnes chances qu'il fonctionne moins bien dans les pays, comme la France, où nombreux sont ceux qui trouvent acceptable de bénéficier d'aides auxquelles on n'a pas droit.

Cette introduction de la morale dans le discours économique laisse rêveur. Si les Danois ne s'attardent pas dans le chômage alors même que les allocations sont très généreuses, c'est peut être parce qu'ils sont plus "moraux" que d'autres, mais c'est peut-être aussi que le système prévoit des sanctions sévères pour les tricheurs rapidement identifiés, que les agences de l'emploi sont extrêmement efficaces et que le système de formation des chômeurs est très performant. Une analyse historique des performances du modèle danois, comme celle de Andersen & Svarer (Flexicurity – labour market performance in Denmark, 2007) leur aurait montré que la flexisécurité à la danoise (peu de protection de l'emploi, des allocations chômage généreuses) n'a pas toujours empêché le chômage de longue durée, qu'il n'est vraiment efficace que depuis le milieu des années 90, quand une série de réformes ont introduit des politiques de recherche de l'emploi plus actives et… des sanctions pour les tricheurs. Autant dire que le sens civique n'a pas grand chose à voir là-dedans.

Dans leurs conclusions Algan et Cahuc font quelques prédictions dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles sont conjecturales :

- "la réduction du déficit de confiance par rapport à la Suède impliquerait une baisse du taux de chômage de trois points de pourcentage" ;

- "le PIB français serait accru de 5% en France, soit une hausse de près de 1500€ par personne si les Français avaient la même confiance envers leurs concitoyens que les Suédois."

Dommage que la confiance ne se décrète pas.

Ce livre, on l'a compris, ne m'a pas convaincu, même si plusieurs de ses analyses sont pertinentes. Ses deux grands défauts sont 1) la faiblesse des données utilisées pour mesurer le déficit de confiance et l'esprit civique et 2) l'utilisation systématique de calculs de corrélation qui peuvent suggérer des pistes de réflexion mais ne se substituent certainement pas à des analyses plus fines et à la recherche de relations de causalité entre différents phénomènes. Malgré l'utilisation d'un très grand nombre de sources et de données, on reste dans l'impressionnisme.

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